Yannick Haenel
« Écrire, c’est vider les coffres »
Plongeant dans les arcanes de Georges Bataille, Yannick Haenel embrase mystique de l’érotisme et apologie de la dépense. Une expérience de la fascination où vie et oeuvre se confondent pour un hold-hop littéraire doré à l’or fin. Ebouriffant.
En 2016, convié à participer à une installation autour de l’héritage de Georges Bataille, Yannick Haenel se passionne pour son essai économique La Part maudite. Dans cette critique cinglante du capitalisme, Bataille instaure le concept d’apologie de la dépense, où les richesses appartiennent moins à l’épargne qu’au rite qui les consume, soit « la ruine comme la vérité de l’économie ». Durant les préparatifs de l’expo, Haenel découvre l’existence d’un certain Georges Bataille, homonyme qui occupa le poste de Trésorier-payeur de la Banque de France à Béthune entre 1999 et 2007. L’auteur de Tiens ferme ta couronne entremêle dès lors les destins, incarnant les idées du penseur dans la biographie romanesque de l’employé de banque. Nul besoin de connaître l’oeuvre de l’écrivain philosophe dont il prolonge le geste; Haenel signe un roman drôle, puissant, déraisonnable, entre vertiges sexuels et élans de pure miséricorde.
La couleur de l’argent
Soit l’histoire d’un penseur solitaire, allure nonchalante et destin de séducteur qui, au sortir de ses études de philo, décroche un job d’été à la Banque de France. Égaré, en proie à une émotion déchirante, le jeune homme fait une découverte mystique : au coeur du cérémonial bancaire, Bataille voit miroiter l’économie comme une transcription chiffrée de l’histoire de l’être. Sa vie prend alors une tournure abyssale, grattant sans relâche des milliers de feuillets obsessionnels, il cherche à délivrer l’économie en dilapidant sans compter. « Il éclata de rire. C’était exactement ça, c’était grand, c’était fou : il allait consacrer sa vie à placer l’économie à la base de la poésie. »
Difficile de dresser le bilan comptable des scènes de haut vol où palpite le coeur de ce roman dense mais jamais hermétique, déchirant le rideau de la vie ordonnée, des convenances, de la logique. Outre une mémorable visite des coffres de La Banque de France où Ronald Reagan et son épouse plongent dans les secrets du temple du calcul, citons un chapelet d’expressions miraculeuses de la charité face à un paysage de crise – engagement auprès d’Emmaüs et de la confrérie des Charitables, sans compter les scènes de restaurant et de sexe où Haenel excelle, tant et plus… Tout entier dévolu à l’écoute des fantômes, à l’oracle des présages, à la jouissance d’une volupté sans limite, Haenel règle son pas sur celui d’un adepte cherchant l’équation de l’univers. Au contact d’Hegel, de Glenn Gould célébrant Bach, de Pierre Michon (« plus grand écrivain français »), sur le retable de la littérature ruisselle « un jardin de féerie ». Incarnation d’une phénoménologie de l’esprit éminemment charnelle, ce lingot de 400 pages scintille d’une aura d’absolu. « (…) une telle fête allume des désirs qui flamboient. Les nuances qu’elles prodigue vous rechargent. »
LE TRÉSORIER-PAYEUR, YANNICK HAENEL, GALLIMARD/L’INFINI, 432 PAGES. PHOTO © FRANCESCA MANTOVANI.