Sergueï Shikalov
Génération désenchantée
Entre promesses d’inclusion et honte de la trahison, le récit vibrant d’une homosexualité toujours discriminée comme maladie mentale en Russie. Édifiant.
Sergueï Shikalov recourt au français et au pronom indéfini « on » pour relater 30 ans d’homosexualité au pays des Soviets. Bannie durant des décennies, tolérée durant une parenthèse progressiste, celle-ci retombe sous l’opprobre dès 2012. Adoptant une autre syntaxe, le trentenaire exilé à Paris s’offre la liberté de scander ce que la langue maternelle n’a jamais osé nommer. Du reste, la cause est entendue : assimilée à une maladie mentale, la Russie décrète une anomalie criminelle propre aux « espèces dangereuses ».
Entre dépistages anonymes, séances de gym ou chez l’esthéticienne, il convient de taire sa « maladie ». Car la discrimination va bon train : employeurs, banquiers ou bailleurs purgent les rangs. Quant aux familles, elles implorent un exorcisme. Toutefois, en évitant de prendre le dernier train, les « véhiculés par le derrière » esquivent les foudres de néonazi trop occupés à casser les Tadjiks, les Ouzbeks, les Kazakhs… « La promesse de ne pas nous faire asseoir sur une bouteille ou violer par un manche à balai pour voir « si ça nous faisait bander » suffisait largement pour que l’on se sente « acceptés ». »
On a existé, pour de vrai
La promesse du changement survient le 27 mai 1993 : les instances retranchent les attirances sexuelles « hors norme » de l’article 121. Entre frénésie criminelle des années 1990, femmes kamikazes « forcément tchétchènes » début des années 2000, l’État protecteur se découvre d’autres menaces que la « pédérastie ». Démuselée, la communauté gay lesbienne apparaît à la une des magazines, sur les plateaux télé, voire même « à la maison, avec un peu de chance ». Une jeunesse rayonnante s’enhardit à délaisser la clandestinité sans crainte d’être conduite en prison. Une révolution! Durant cet âge d’or, par essence éphémère, toute une génération s’autorise la liberté d’aimer et de baiser, rêve de jours meilleurs et d’un accès aux droits de l’homme « comme là-bas». En point d’orgue, le premier concert de Mylène Farmer à Moscou. On s’entiche au grand jour des stars queers aux « excentricités capitalistes », voue un culte à des objets de consommation. Les stages d’études à l’étranger incarnent des parenthèses de joie XXL avant de regagner la mère patrie… et la brutale dégringolade.
Après les années Medvedev, Poutine reprend le flambeau en 2012. Le conseil municipal de Saint-Pétersbourg rejète l’homosexualité dans la même corbeille que les pédophiles et interdit toute propagande sapant les fondements de la civilisation russe. D’experts patriotes réclament la destitution du don d’organes, des boulangeries « orthodoxes » arborent fièrement : « Interdit aux pédérastes »… Reste l’exil, porté par une voix où l’émotion le dispute à la peur. « Raconter son passé dans une langue étrangère est l’une des meilleures façons de maîtriser le sentiment de honte, il paraît. »