Olivier Bordaçarre
La vie mode d’emploi
Dans un roman noir à l’ironie féroce, Olivier Bordaçarre ausculte les rapports de domination au sein de la famille et de la vie professionnelle. Une oeuvre puissante et jubilatoire dont on ne sort pas indemne.
Dans un quartier résidentiel de province, havre pour pavillons cossus, Odile Snout et son boeuf bourguignon mijotent. Les jumeaux, Eddy et Tara, patientent pour fêter les 45 ans d’Hervé, leur géniteur. Les heures passent et le chef d’entreprise, directeur d’un abattoir, demeure absent. S’il a eu un empêchement, le pater familias aurait quand même pu prévenir. Le lendemain, Odile se rend à la gendarmerie pour déclarer la disparition de son mari. Il n’est pas à exclure qu’il lui soit arrivé des bricoles… Dans un exercice de style fascinant, Olivier Bordaçarre (Régime sec, La France tranquille) creuse avec méthode la psyché de chaque personnage jusqu’à aller fouiller dans « le puits profond réservé à l’inavouable ». Fan inconditionnel de Perec, l’auteur se nourrit des contraintes (discours indirect libre, lipogramme,…) pour produire une vue en coupe de la réalité sociale, l’ordinaire implacable des rapports de domination. Critique sur le monde du travail, le couple, l’écheveau des rapports humains, Bordaçarre fait grincer la langue avec une ironie brillante et effroyable. « Sur le petit feu du quotidien », ça tabasse, grave!
Au travers de la famille comme de la violence au travail, souhaitiez-vous abordez les recoins les plus ombreux de la psyché humaine?
Vous trouvez? Oui, peut-être (sourire). Les Snout ont décidé d’entrer dans la catégorie de ceux qui considèrent que, pour être heureux, il faut avoir une belle maison connectée, consommer des objets, avoir réussi socialement, professionnellement, faire deux enfants. Ces gens répondent aux injonctions pour s’intégrer à la société. Je voulais démontrer que ce tableau ne suffit pas. Ça passe par un certain nombre de forages à l’intérieur des psychés de chacun pour démontrer que, finalement, tout va mal, ils se cognent aux murs. Une société qui ordonne aux gens de se conformer à un certain style, d’entrer dans certaines catégories, de bâtir des existences à partir de choses factices fabrique des familles malades.
Quasi tous les personnages se soumettent. Peut-on parler de drame social?
Bien sûr. C’est la domination d’un père sur sa progéniture, voulant réaliser à travers eux des désirs qu’il n’atteint pas. Il y a aussi le drame des employés Snout. Je voulais parler de la place du travail, de la question du rapport au temps. Seule Tara, la jeune fille, représente la fenêtre ouverte vers une sorte de fuite : le rêve. Je crois que les fondations mêmes de cette existence sont totalement dépourvus de rêve tel que définit par Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace. En perdant leurs rêves, ces gens sont devenus les cibles des publicitaires, des politiciens, du monde de la finance, de cette société qui a remplacé Dieu par l’argent. Hervé Snout est un homme brutal, autoritaire, lâche, qui profite d’un statut qui s’avère une faiblesse : ça tient à rien son truc, c’est un château de cartes. D’ailleurs tout s’effondre.
Hormis Tara, la lumière, voire la rédemption, s’incarne au sein de la famille adoptive de Gus. Cet employé de Snout et souffre-douleur de ses collègues reçoit le soutien inconditionnel de son frère Gabin.
Je ne voulais pas qu’on me reproche d’être manichéen. Je voulais travailler sur la fraternité. Ça veut dire quoi être ami? Pour les parents adoptifs de Gus, il y a la loi de ce qu’on a et de ce qu’on donne, la loi de la générosité. S’ils ont choisi d’accueillir des enfants cabossés, ce n’est pas pour se donner bonne conscience. Cette famille est lumineuse par l’entraide, la solidarité, l’amour qui règne au-delà des lois du sang.
Outre le carcan familial, vous décrivez avec minutie le cadre d’un abattoir. Un choix politique?
J’ai choisi le lieu le plus emblématique de la violence, là où elle s’exerce de la manière la plus concrète, frontale. Les employés de l’abattoir se droguent pour supporter, sont détruits, sur les genoux. Tout le monde est abattu : les cochons, les vaches et les gens. Je voulais parler de cette aliénation au travail qui permet à la machine de perdurer… Et ça marche : on est dans une société d’abondance, où les gens circulent, votent, travaillent soi-disant librement…
…Avec aussi une volonté de sensibiliser à la cause animale?
Oui, mais ce n’est pas un livre militant pour le végétarisme. J’ai consommé de la viande durant 50 ans. J’ai fait ce choix pour une raison écologique et une raison qui touche à mon rapport à l’autre qui n’est pas humain, à mon rapport de dominant. D’un point de vue écologique, c’est très simple : l’élevage mondialisé intensif pollue plus que tous les modes de transports réunis dans le monde. On abat 4 milliards d’animaux par jour dans le monde. C’est vertigineux.
Le livre use d’une ironie affutée et de contraintes « à la Perec ». Une façon de contrebalancer la violence?
Georges Perec figure au sommet de mon panthéon. En jouant avec les mots, les formes, les contraintes, j’ai appris que la littérature peut être désacralisée, du moins déscolarisée. Qu’on peut raconter joyeusement des choses graves. Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour raconte comment un bidasse, refusant d’aller en Algérie en 60, demande à ses copains de lui casser un bras. Le type est désespéré et tout ça est raconté avec une drôlerie! Dans La vie mode d’emploi, il y a des moments drôles mais aussi très noirs. Ça m’a aidé à insuffler de l’ironie dans mon écriture, différents degrés de lecture. Mes deux premiers livres sont des lipogrammes. Ici, la contrainte était de transformer un maximum de dialogues en style indirect libre : plutôt que d’inventer la voix d’Hervé, d’Odile, leurs tics de langage,… je me glisse à à l’intérieur de leur voix pensée. Ça permet de pénétrer leur âme, de donner d’autres reliefs.