Livres

Jérôme Ferrari
Mauvais sang

Avec Nord Sentinelle, recueil de contes et diatribe cinglante à l’encontre du tourisme de masse, Jérôme Ferrari signe un retour fracassant, à la virtuosité étourdissante.

Dans un accès de vengeance, au milieu d’une foule de touristes, Alexandre poignarde Alban, étudiant en médecine qu’il connaît depuis l’enfance, avant de prendre la fuite. Parasite alangui et oisif, dénué de scrupule, Alexandre appartient au clan des Romani, régnant en seigneurs sur le littoral corse. Ses ressources en argent de poche et sa bêtise étant illimitées, « peu d’efforts semblaient requis pour qu’il prenne toute sa place dans une lignée de branleurs. » Le narrateur, enseignant (à l’instar de l’auteur, prof de philo sur l’Île de Beauté), relate le crime commis par son petit cousin, fils de son meilleur ami. À partir de ce faits divers accablant, il retrace la ligne de vie des protagonistes : agresseur, aïeul, victime, témoins, enquêtrice. Derrière les masques, explorant les fonds abyssaux de la déchéance morale, s’entremêlent ambivalence de l’amitié et du mépris, colonisation et tourisme.

Civilisation engloutie

Le roman emprunte son titre à une île nichée dans le golfe du Bengale, North Sentinel, où chaque colon s’y étant aventuré a été tué par la tribu autochtone, dernier peuple isolé de l’archipel indien d’Andaman. Un exemple à suivre selon ce premier volume d’une trilogie (Contes de l’indigène et du voyageur) consacrée à l’altérité, la colonisation et la violence. Car si les deux prochains tomes se concentreront sur l’exploration et l’expatriation, Nord Sentinelle clame sa détestation acerbe du tourisme de masse, calamité saisonnière aux armées victorieuses et vociférantes. Ouvrant grands les bras au premier voyageur, nous aurions consenti à la transformation du monde en gigantesque centre commercial. Dans la foule des aéroports, nul réfugié fuyant la famine ou la guerre, mais des « troupes de retraités lubriques, de sportifs de l’extrême et de jeunes actifs que ne consignait pas encore le calendrier scolaire ». Bouillant de rage impuissante, le verbe aiguisé comme une lame, Ferrari ajoute à cette meute grouillante le surgissement d’un taureau meurtrier, un âne anthropophage en camp naturiste, des mouflons kamikazes. 

Entrelaçant époques et intrigues, l’auteur du Sermon sur la Chute de Rome (Prix Goncourt 2012) signe un tour de force littéraire. Pouvant se lire comme un recueil de contes (par sa tournure), l’alliage subtil et foisonnant de la forme et du fond confère une rare hauteur de vue à ce livre court, à l’humour féroce, aux humeurs noires mais jubilatoires. Éprouvant la violence du monde, Ferrari travaille à la cravache « l’épouvantable superficialité des mobiles humains, leur puissance dévastatrice, leur bêtise ». Superbe!

NORD SENTINELLE (CONTES DE L’INDIGÈNE ET DU VOYAGEUR), ACTES SUD, 144 PAGES. PHOTO © MARIANNE TESSIER.