Jean Echenoz © Roland Allard
Entretiens / Livres

Jean Echenoz
True detective

Dans Vie de Gérard Fulmard, l’auteur de Je m’en vais (Goncourt 1999) et Les grandes blondes régale d’un nouveau polar disruptif et jubilatoire. Rencontre avec un maître ès rythmes et focales.

À l’occasion d’une rencontre organisée par BOZAR, c’est dans le hall d’un palace bruxellois que nous guettons l’apparition de Jean Echenoz parmi le ballet à pas de loups des pilotes de ligne. Au sein du personnel naviguant, seul Gérard Fulmard, héros du roman à qui il donne son nom, manque à l’appel. Et pour cause : ressemblant “à n’importe qui en moins bien”, notre ancien steward se retrouve enrôlé comme homme de main dans un parti politique de seconde classe où s’aiguisent complots et passions, circonstances tragiques et conséquences pugnaces. N’étant spécialisé en rien hormis le service de plateaux-repas en altitude, notre anti-héros placide va découvrir l’échange de coups bas en panier de crabes et autres requins d’à-point. Autant dire ça pince-sans-rire et ça grince. En grande forme, avec ce sens si particulier du roman noir burlesque et méthodique, Echenoz ravive le plaisir premier, jubilatoire, de la lecture. Hauteur de vue, génie comique, cascade de parenthèses tonitruantes : on tient l’un des livres les plus drôles et élégants de l’année.

La Vie de Gérard Fulmard est un roman noir piégeux, où on s’amuse beaucoup, avec peut-être cette fois un côté plus grinçant. Un regard distancié sur les travers de vos contemporains?

“J’ai eu cette idée de faire quelque chose autour d’une petite organisation politique, qui pense surtout à sa propre existence plus qu’à un idéal social. C’était l’idée d’un parti comme une petite entreprise. J’avais du mal à envisager des personnages valeureux dans ce cadre là. Il y a le parti-pris d’une série de portraits, si je puis dire, quand même, une série de crapules, quoi, il faut bien l’admettre (sourire). Le roman me donnait l’occasion de mettre en scène des situations contemporaines de notre environnement. Les chaînes d’information continue, par exemple. J’avais envie de faire un portrait de ça. C’est aussi parce qu’écrire des romans est une activité de kleptomane : on dérobe beaucoup de choses de la réalité et on essaie de les reconstruire.”

Surgit Fulmard, personnage dans l’attente, au flegme placide, plongé dans des situations rocambolesques. C’est presque Le grand blond avec une chaussure noire, voire une sorte de Buster Keaton ralenti?

“Je n’ai jamais été spécialement attaché à l’idée d’un personnage héroïque. Je m’intéresse plutôt à des personnages un peu plus démunis. Le héros est un peu ennuyeux, souvent. C’est une référence extrêmement noble, Buster Keaton… Je n’aurais pas la prétention de m’en inspirer mais il y a des effets délibérés de drôlerie dans le livre et je me demandais quelle quantité de travail, de précision, de minutie, Keaton pouvait développer pour mettre au point une situation comique. Ça demande peut-être plus de travail qu’un bel acte tragique. Au départ, je voulais qu’il y ait un fond dramatique, même en jouant, en désamorçant les choses. Je m’étais servi d’un schéma de tragédie classique, en inversant les sexes des personnages, en bricolant tout ça… Mais ce n’était pas suffisant, cette toile de fond, ces personnages agités par des espèces de passion, des rivalités, des histoires de pouvoir, etc. Et donc l’idée était d’envoyer une espèce d’innocent dans ce panier de crabes.”

Fulmard prend le récit à son compte. Puis, par moments, s’opère un passage de relais lors de micro-portraits…

“Voilà! Je ne l’avais jamais fait : faire parler un personnage à la première personne. Ça m’intéressait de jouer avec un personnage un peu frustre, qui n’a sans doute pas beaucoup d’éducation, qui raconte les choses de façon un peu brute et d’introduire des espèces de préciosité, de jouer avec ces décalages. J’avais aussi envie d’introduire des espèces de micro-vies, résumés rapides de petits destins. Je ne l’avais peut-être pas fait de la même façon dans d’autres livres.”

La rue Erlanger, où il s’est passé plein de choses dingues, constitue un élément dénominateur pivot. Vous travaillez à réenchanter le faits divers?

“J’ai commencé à aller dans la rue Erlanger il y a cinq ans. Franchement, c’est une rue qui n’a aucun intérêt architectural, pas de commerces, assez terne, elle est très décevante. Elle n’est pas non plus sordide, elle est d’un banalité affligeante. Mais c’est ce qui me plaisait assez. J’ai photographié tous les immeubles, cherché dans l’histoire du vieux Paris le moment où elle a été percée,… Je ne savais pas du tout où j’allais mais il fallait que je fasse quelque chose avec cet endroit très ingrat, qui se mettait à ressembler au personnage de Fulmard. Et puis ce qui était impressionnant avec cette rue de Paris, c’est comme si elle produisait des faits divers. Il y a eu cette histoire du chanteur populaire qui s’est suicidé (Mike Brant, ndr), l’histoire du Japonais cannibale et, il y a un an ou deux, il s’est passé un truc effroyable encore, où une femme folle a mis le feu à un immeuble. C’était comme si ça confirmait que cet endroit de Paris produisait du drame.”

Écrire est une activité de kleptomane

Vos livres sont une fête romanesque où le travail sur la matière occupe une place prépondérante…

“J’essaie de faire en sorte que ça puisse me procurer ce sentiment mais ce n’est pas quelque chose qui se fait automatiquement. Il faut quand même beaucoup reprendre le récit, l’économie de la phrase, trouver un rythme et une sonorité qui puissent espérer produire cet effet-là. Sur la matière, oui, c’est un travail un peu physique. C’est l’idée que la phrase soit un matériau un peu vivant, qui puisse sonner et vibrer. J’essaie d’exclure tout sentiment d’ennui. Il faut toujours que ça bouge d’une manière ou d’une autre.”

On a vanté l’influence que le cinéma a pu avoir sur votre écriture… De par vos plans ponctués de cuts rythmiques, peut-on dire que la musicalité y est tout aussi majeure?

“J’ai beaucoup appris au cinéma sur une idée du roman possible. Exercer la plus grande liberté, comme si je pouvais utiliser plusieurs caméras en même temps, penser au moment où il faut couper. On ne finit pas un geste, on finit l’ébauche du geste. Mais la musique a joué un rôle, dans la mesure où on peut essayer de reproduire des accélérations, des scansions particulières, des nappes sonores, des espèces d’envolée. Ça a été très présent, autant la musique de jazz que la musique classique que toutes sortes de musiques.”

Si on devait retenir un mouvement d’ensemble, serait-ce le jazz?

“Oui, je crois que ça a beaucoup joué. C’est une musique que j’ai découverte quand j’avais 15/16 ans, où j’avais l’impression de dénicher un trésor. Je pense quelques fois à des musiciens comme à des références pour le montage d’une phrase. Mon premier éblouissement, musical comme de la parole aussi, c’était Thelonious Monk. Ce sentiment un peu puéril de découvrir quelque chose qui était pour moi, qui venait combler une attente difficile à définir. Mais le jeu avec les dissonances, les retards, les fausses fausses notes, les choses comme ça, ça a du jouer.”

Qu’elles soient de tennis ou de revolver, il y a chez vous ce goût de la balle perdue. Vous aimez jouer les balles molles.

“Je me reconnais tout à fait dans ce que vous décrivez. L’idéal ça serait d’introduire une sorte de suspens permanent, essayer de ne pas être où on vous attend. Mais c’est aussi quelque chose de très égoïste : ne pas être où on s’attendrait soi-même pour se surprendre un peu.”

Est-ce ce que vous recherchiez en tant que jeune écrivain?

“Enfant, il me semblait qu’écrire était la meilleure des choses à faire. Pendant les années qui ont précédé mon premier roman – je n’étais pas tout jeune, j’avais trente ans – je crois que c’était une écriture qui n’était pas faite pour être lue. C’était quelque chose pour mon propre plaisir, une espèce de recherche, comme si j’apprenais à écrire. À un moment, je me suis dit : ce n’est plus possible de tourner autour de ce projet… Il faut essayer de construire vraiment : quelque chose qui tienne du roman, de la fiction. Il y a une période de ma vie où je lisais beaucoup de romans policiers, beaucoup de Série noire, les classiques américains… J’ai essayé d’écrire un roman policier. Assez vite, je me suis rendu compte que je me permettais des choses qui n’entraient pas vraiment dans ce cadre strict. Je suis toujours resté attaché à cette forme et il y a pas mal de livres où j’ai essayé de jouer avec ça.”

Vie de Gérard Fulmard coverVIE DE GÉRARD FULMARD, JEAN ECHENOZ, LES ÉDITIONS DE MINUIT, 240 pages. © ROLAND ALLARD (Entretien réalisé en février 2020)

Site Les Éditions de Minuit